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Djamel Sabri Dh Asfu


Les années passent, mais ne semblent pas avoir de prise sur lui. C’est à peine si quelques poils de sa barbe ont viré au poivre et sel d’une cinquantaine mature.

Djamel Sabri, Djo pour les intimes, n’a pas vraiment changé. Même look de rebelle, même discours d’écorché vif, d’insurgé, et ce même regard acerbe porté sur un monde où «les voleurs sont venus à bout des valeurs». Nous sommes partis à sa rencontre, chez lui à Oum El Bouaghi, où il nous a reçus dans son petit atelier de «travail».
D’emblée, Djo reconnaît volontiers que quand on refuse de marchander ses principes et de se laisser couler dans le moule de l’uniformité, ou encore celui de la médiocrité, on ne peut vivre qu’en marge du troupeau. En mouton noir. «Il vaut mieux vivre comme un coq, comme un aigle, dignement et dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Je suis de cette glaise-là. Et je dis tout le temps ce que je pense», dit-il sans concession. 


«Je suis devenu un paria»

Pionnier du rock chaoui, artiste authentique, Djo est un personnage brut de décoffrage. Au-delà, c’est une véritable légende vivante dans les Aurès. Bien loin des chanteurs de pacotille à qui on fait endosser un costume de la rébellion trop grand pour eux, Big Djo est l’une des rares «grandes gueules» pour qui le qualificatif de rebelle semble être taillé sur mesure, à coups de burin, dans la pierre du massif aurésien. Sa franchise proverbiale et son attachement viscéral à sa culture et à ses racines, Djo les a payés cash. Et continue de les payer : «Je suis devenu un paria», dit-il encore aujourd’hui. Un artiste rayé de la liste, banni par l’idéologie officielle, que l’on tient délibérément éloigné des feux de la rampe que sont les festivals, les plateaux télé, les pages des journaux et les scènes. «Rien de grand ne se fait sans audace», dit-il. Il est comme ça Big Djo, à chaque détour de phrase, il vous assène, comme un argument massue, une sentence ou une citation d’un écrivain célèbre ou d’un vieux poète chaoui que tout le monde aura oublié.
Djo pousse un premier cri rageur un lundi 7 juillet 1958, à 10 heures du matin. A Oum El Bouaghi, l’ancienne Makumidas, dont le nom antique signifierait, à l’en croire, «si tu pouvais la vaincre», en référence à un personnage mythique dont le nom s’est perdu dans les limbes de l’histoire. Dans ses gènes, il porte déjà cette fibre artistique sans doute transmise par ses grands parents chanteurs. Enfance sans trop d’histoires, puis lycée à Aïn  Beïda en internat. C’est le temps de l’adolescence et de l’insouciance. Du premier petit local où l’on plaque ses premiers accords avec les copains. Un petit local miteux où «les petites souris écoutaient la musique au plafond». Premières répétitions, puis premier album qui s’intitule, comme un défi, Yemma El Kahina. «La musique est un héritage. Mon grand-père était un musicien et le père de ma grand-mère un compagnon de Aïssa El Djermouni. Voilà pourquoi tout petit j’aimais le chant. Ce qui se sent ne s’explique pas», dit-il. 

«Ta référence, c’est ta peau !»

En 1981, le groupe est invité à chanter à l’université de Constantine. Quand les musiciens montent sur scène et que Djo commence à chanter, les yeux s’écarquillent et les bouches restes béantes. Passées les premières minutes de surprise, il se produit une espèce d’osmose avec le public que personne ne pouvait prévoir. L’émotion submerge l’auditoire subjugué. Cela tourne presque à l’hystérie. «Les gens pleuraient, criaient, tapaient des mains. J’ai été happé par la foule puis soulevé dans les airs», se rappelle-t-il. En fait, ce qui s’est passé est une brutale prise de conscience d’un peuple qui se reconnaît dans le miroir que Djo lui tend. Cette langue des ancêtres qu’une idéologie importée d’Orient par le jeune Etat algérien piétinait, humiliait, déconsidérait, au point qu’elle n’était plus parlée qu’en cachette, presque en s’excusant, Big Djo la chantait haut et fort. Mieux encore, avec la chanson Yemma El Kahina, Djo et ses compères restituaient aux chaouis, et partant, à tous les Berbères, leur reine Kahina et leur fierté. Avec Djo, les Chaouis relevaient enfin la tête.
«A Constantine, c’était la première fois que je découvrais le tifinagh par des amis kabyles qui s’étonnaient qu’un groupe comme le nôtre puisse naître dans ce désert culturel», dit-il. A cette époque, Djo est un rocker branché sur les tendances rock du moment. «C’est El Hadj Tayeb, le parolier du groupe, qui insistait pour qu’on chante en chaoui», reconnaît-il. Djo prend conscience qu’il n’est et ne peut être ni Mick Jagger ni Abdelhalim Hafez. «Ta référence, c’est ta propre peau», dit-il. Il fallait secouer ce géant berbère endormi depuis trop longtemps. Mais la prise de conscience date de loin. «J’ai pris conscience de mon amazighité à l’âge de 11 ans dans un livre. J’ai écrit mon premier poème à l’âge de 17 ans», raconte-t-il.

Les Berbères rentrent dans la légende

De 1980 à 1986, première formation des Berbères. Djo veut devenir professionnel, mais ses amis ne veulent pas lâcher la sécurité de l’emploi. Le groupe explose en 1986 après son retour d’une tournée en France. Le chef du parti unique de l’époque met toute sa pression sur Djo pour qu’il chante en arabe. Passeport confisqué, menaces de limogeage, mais notre homme tient bon.
Il remonte une autre formation et s’inspire des Irahaben, ces formations de chant traditionnel qui écument encore le vaste pays de l’Aurès et se produisent à l’occasion des fêtes. Le rythme chaoui se marie très bien avec les sonorités rock et folk. Naissance d’un genre. L’album El Bachtola sort en 1988. Un passage à la télévision assure au groupe une très grande notoriété. L’interprétation de Djo de la chanson El Bachtola reste un morceau d’anthologie.
Ses mimiques, sa gestuelle, ses mouvements sur scène impressionnent ceux qui ont l’habitude des bellâtres statiques qui beuglent gentiment derrière le micro. Désormais, les Berbères sont rentrés dans la légende. Malgré la difficulté de chanter dans une langue frappée d’interdit, le groupe arrive tant bien que mal à se faire une petite place et surtout à être une locomotive drainant derrière elle un mouvement musical moderne et revendicatif. Aujourd’hui, la région d’Oum El Bouaghi est une vraie pépinière de talents musicaux. Pour Djo, le moment fort de cette époque est sans doute ce gala avec Matoub Lounès dans un stade plein comme un œuf à Tizi Ouzou. Sur les photos de l’époque, on voit encore les deux rebelles côte à côte.
En attendant, il ne se produit pas beaucoup. Sa dernière scène, cependant, a été Le chapiteau d’Alger avec la Chaîne II en 2011. «Je ne tourne pas. Je tourne en moi. Ceci dit, ils ne peuvent pas éteindre ma flamme», dit-il. Ce qui le révolte encore, c’est cette prostitution de l’art par ceux qui pillent le travail des autres et le travestissent. Amghar, l’un des tubes des Berbères qui évoque les coutumes, les traditions, la rudesse du pays chaoui et Dieu (Ahellaq), a été repris par un obscur groupe qui en a fait une chansonnette de fête. Une chanson qui a, tout de même, pulvérisé les records de vente. Malgré les vicissitudes de la vie, Djo continue son petit bonhomme de chemin. Depuis une trentaine d’années, il s’est réfugié dans son petit ermitage artistique qu’il appelle «Le Temple». Une sorte d’atelier de musique, de peinture, de sculpture encombré de guitares, d’amplis, de tubes de peinture, de livres et d’objets artistiques.
Il écrit, compose, médite et observe le monde et ses semblables. «Je suis cent fois plus heureux dans ma solitude que je ne pourrais l’être avec n’importe qui.» Celui qui a été un jour l’un des précurseurs de la revendication berbère, se veut toujours le chantre de la berbéritude. «De la Mauritanie tingitane jusqu’au sud de l’Egypte». L’attachement de Djo à sa culture et à ses racines se veut exclusif mais sans exclusion : «On accepte les autres sans peine. Pourquoi ne pas s’accepter sans haine ?». Un album prochainement ? «Oui, pourquoi pas ? La matière existe. Il suffit juste de trouver un bon studio et un bon producteur», dit-il. Apparemment, l’aigle des Aurès n’a pas encore dit son dernier mot.

Source: Djamel Alilat

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